L’espace urbain dans le roman africain francophone | Une critique d’Ewout Decoorne

Dans un ouvrage riche et ambitieux, Joseph Ahimann Preira plonge dans l’univers de la ville dans les littératures africaines. Plus précisément, Preira nous offre une analyse profonde de la représentation de l’espace urbain à travers la tradition romanesque de l’Afrique francophone. Avec 19 écrivains et 22 romans, le corpus étudié est particulièrement extensif. Il comprend des noms aussi divers que Ousmane Sembène, Bégong-Bodoli Betina, Aminata Sow Fall, Calixthe Beyala et Alain Mabanckou. Leurs représentations des cités africaines datent depuis l’ère coloniale ; le plus vieux roman étant Ville cruelle (1954) de Mongo Beti, le plus récent Le sous-préfet (2014) de Mosé Chimoun. Les villes qui figurent dans les récits sont perçues, nous explique la couverture, comme des espaces de rêve, de perversion et de désillusion. L’auteur, un professeur de lettres modernes basé à Ziguinchor (Sénégal), emploie des méthodes comparatistes, thématiques et sociocritiques dans ce panorama impressionnant. Ainsi, ce projet ambitieux a abouti à un ouvrage qui comprend un vaste territoire de la littérature africaine moderne, et de la critique littéraire en général.

L’auteur considère le roman comme une exploration par l’imagination du cadre social dans lequel l’ individu fonctionne, et des divisions interpersonnelles qu’il tente de surmonter. Preira voit le roman comme la forme d’art située le plus proche de la réalité sociale. Une fois cette conceptualisation du genre romanesque établie, l’auteur part à la recherche des ruptures et des continuités qui caractérisent l’histoire du roman en Afrique. Une constatation importante est le rôle dominant occupé par « la ville », aussi bien dans l’histoire littéraire que dans l’histoire politique, sociale et économique du continent. La ville touche tous les domaines de la vie, et par suite, elle touche toutes les couches sociales ainsi que toutes les sciences consacrées à l’histoire et le comportement de l’homme. Selon Preira, la ville est le lieu par excellence où plusieurs quêtes individuelles se rencontrent. Voilà donc la prépondérance de l’espace urbain dans cette forme d’art si proche de la vie quotidienne. Preira développe ses thèses dans un triple objectif – historique, social et littéraire – et ceci autour de plusieurs axes conceptuels. Premièrement, trois grandes régions littéraires sont mises en avant, à savoir l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique Centrale et la diaspora. Deuxièmement, l’auteur reste fidèle à la périodisation classique de l’histoire africaine, divisant proprement les ères coloniale, postcoloniale et contemporaine. Les cadres théoriques appliqués sur l’interprétation des textes, par contre, semble plus multiforme et audacieux, combinant des approches psychologiques, narratologiques et sociales dans un ensemble thématiquement étendu. Le triple objectif de l’étude se reflète dans la structure de l’exposé. La première partie s’adresse aux « généralités ». Ensuite « l’impact psycho-social et littéraire de la ville » est traité d’une façon plutôt sociologique dans la deuxième partie. La troisième partie explore « l’écriture de la ville » en termes tirés du vaste territoire des sciences littéraires.

Comme introduction au corpus et objectif de la dissertation, la première partie dessine l’arrière-plan de l’étude. Chapitre un présente un catalogue des biographies et contenus des différents écrivains et romans. Ceci facilite la lecture des analyses qui suivent dans les deux parties suivantes, étant donné que cet inventaire est facilement consultable lors de la lecture. Cependant, l’introduction au concept de la ville, présenté dans le deuxième chapitre, est moins réussi. Après quelques essais définitoires sur le phénomène urbain, Preira raconte, à titre d’exemple, les histoires des villes antiques comme Alexandrie et Babylone. Intéressantes mais totalement superflues, ces leçons historiques n’ajoutent rien aux thèses développées dans le reste du livre. La description de Jérusalem comme prototype de la ville chrétienne semble d’ailleurs assez discutable. Les essentialismes consacrés aux villes africaines sans motivation scientifique satisfaisante sont tout aussi douteux. Le choix des métropoles exemplaires tirées arbitrairement de la riche histoire du continent, Méroé, Abidjan et Johannesburg entre autres, reste également sans légitimation. La description de faits non pertinents, comme une énumération des communes bamakoises, y compris leur superficie et nombre d’habitants exacte, dérange une lecture agréable.  Cependant, la première conclusion partielle lance l’idée intéressante que la métropole africaine a été conçue pour une classe moyenne inexistante. Ceci annonce déjà la déception qu’est la ville, mal adaptée aux désirs des femmes et des hommes aspirants à la libération de la capitale, un thème que plusieurs romanciers ont mis en valeur comme l’étude va le démontrer.

La deuxième partie explore l’impact de la ville sur le plan psychologique, social et littéraire. Parcourant les motivations derrière l’impressionnante urbanisation mondiale qui a caractérisé le 20e siècle, Preira situe l’espace urbain comme le passage physique aussi bien que symbolique entre la tradition et la modernité. La ville comporte toutes les illusions et désillusions auxquelles l’aspiration à une vie moderne peut mener. Comme la vie citadine promet une libération des traditions morales étouffantes et des circonstances économiques pitoyables, elle paraît inévitablement être la réponse à l’individualisme croissant qui remplace la vie commune d’autrefois. Tradition et modernité sont alors très vite représentées par des sentiments de nostalgie et de déracinement. L’auteur renvoie constamment aux textes du corpus. Ceci donne une image très forte du lien profond qui existe entre les transitions sociales et morales qu’effectuent les communautés africaines après les indépendances d’une part, et les façons dont ces changements sont captivés dans la littérature d’autre part.

Tandis que la deuxième partie part de la réalité sociale pour arriver à sa représentation littéraire, la troisième procède dans l’autre direction, fouillant « le réel » dans les textes fictifs. Ceci mène à des réflexions philosophiques intéressantes sur « la vérité historique » des textes romanesques. Ceux-ci n’entraînent, par leur nature littéraire, à première vue que des assertions mensongères. Néanmoins, nous indique Preira à travers une interprétation narratologique minutieuse, les textes peuvent bel et bien dévoiler « une vérité fictionnelle ». L’auteur démontre que la détection de ces vérités se base sur une conscience approfondie des dynamismes esthétiques, intertextuels et diachroniques qui influencent la genèse et l’appréciation des textes littéraires.

Le projet de Preira contient un large spectre thématique, ce qui lui vaut d’être remarquable, et, sans doute, admirable. Malheureusement, ou plutôt inévitablement, l’ouvrage en tant qu’étude scientifique souffre d’une telle ambition. Le maintien d’un bon équilibre entre les auteurs et leurs œuvres, les périodes parcourues, et les thèmes abordés ne semble pas toujours soutenu. De plus, l’auteur s’égare dans une taxonomie méticuleuse mais parfois artificielle des genres, symboles et effets littéraires. Vue la magnitude du projet, les analyses herméneutiques relativement superficielles sont pardonnables. Plus inconvenant par contre sont les nombreuses informations superflues, l’abondance de fautes de frappe, les négligences typographiques et les erreurs fréquentes d’ordre orthographique et grammaticale. Vue le prix considérable de € 84,90, une rédaction plus rigoureuse aurait été souhaitable. Des personnes indulgentes qui s’intéressent au roman littéraire au sens large et à sa relation avec les métropoles africaines peuvent néanmoins bien jouir de cet accomplissement estimable.

Joseph Ahimann Preira, L’espace urbain dans le roman africain francophone (Sarrebruck : Éditions Universitaires Européennes 2016). ISBN 9783841610782 ; Disponible sur www.editions-ue.com ; 388 p.

Ewout Decoorne